12 mai 2016

Courrier adressé à Christophe Rauck -12 mai 2016

À Lille, le 12 mai 2016.

M. Christophe Rauck,

parmi les pièces qui ont fait naître et vivre mon enthousiasme pour la programmation du théâtre du Nord, celles que vous avez montées figurent en bonne place. J’ai vu avec joie votre arrivée à Lille : après de très belles saisons avec M. Stuart Seide, les voyages dans les univers multiples de grands artistes allaient continuer.

Nous avons découvert avec vos programmations d’autres paysages toujours aussi beaux, sensibles, à la fois exigeants et accueillants pour toutes et tous. Votre texte de présentation de la saison 2015-2016 l’a placée sous le triple signe de l’égalité, de la liberté et de la fraternité. Vous y avez évoqué une identité construite à partir d’un récit révolutionnaire, et la fonction du théâtre, selon vous une voix portant l’esprit critique, la contradiction et l’indignation, une voix qui révèle la puissance symbolique et poétique des oeuvres derrière les textes, une voix pour réveiller l’esprit critique contre l’inculture au sens le plus large.

Or dans notre pays l’inculture sociale et civique, le mépris de l’esprit et du lien collectif, comme le fondamentalisme de l’argent, connaissent de nombreux avatars. Ces derniers mois le carcan de l’état d’urgence encourage le repli sur soi. Le projet de loi El Khomri cherche à radicaliser dans la soumission la compétition entre les personnes et le désengagement collectif. L’offensive permanente contre le régime des intermittent(e)s du spectacle n’a pas d’autre but ; elle est même une étape de plus pour faire de la précarité une norme pour le plus grand nombre.

L’occupation du théâtre par les interluttant-e-s a commencé en cohérence avec des idées que vous ne sauriez combattre : le respect des spectateurs et spectatrices, l’échange avec toutes et tous, en lien avec toutes les luttes légitimes du moment. Je soutiens sans réserve une lutte qui d’une certaine façon décline vos idées artistiques dans l’action.

C’est avec surprise que j’ai appris que vous n’étiez pas forcément favorable à cette situation, mais une certaine bienveillance du théâtre semblait malgré tout de mise, ce qui m’a rassuré. Après tout on peut comprendre que des modalités de lutte soient questionnées, même quand on y adhère. Le 28 avril vous avez su éviter par la négociation un possible affrontement entre les manifestant(e)s et les forces de police.

Je suis venu assister hier à l’excellent spectacle de M. Joël Pommerat, un très bon texte servi par des comédien(ne)s et technicien(ne)s formidables. J’ai malheureusement appris en arrivant que vous aviez décidé de ne plus permettre l’occupation du théâtre du Nord. L’entrée était contrôlée par des agents de sécurité ; très courtois, c’est vrai, mais j’ai eu le sentiment qu’il ne manquait plus que des portiques de sécurité : un retour vers le repli que vous dénonciez en début de saison. Le grand respect que j’ai pour votre travail n’a pas empêché la consternation et la colère.

Votre choix m’a troublé, ce qui n’aurait pas été le cas, j’en suis certain, si le spectacle s’était tenu dans le monde, et non hors-sol comme vous avez voulu le placer hier soir. Le trouble est devenu de l’incompréhension au fil de la pièce – au point de me décider à vous adresser cette question qui aurait pu paraître incongrue sans cela : avez-vous vraiment vu et entendu le spectacle de M. Pommerat ? Ou pensez-vous que l’émancipation collective ne doit exister que sur scène ?

Dans ces conditions je ne comprends plus les mots que vous avez signés.

J’espère que cela n’est qu’une erreur due à l’inquiétude infondée de ne pas pouvoir présenter le spectacle. Mais je sais aussi que le dragon n’est pas mort. Dois-je en conclure que vous êtes devenu le nouveau gouverneur ?

Bien à vous,
Un spectateur